PLUM VS THE REALREAL OU POURQUOI UNE COPIE CHINOISE EST TOUJOURS PLUS QU'UNE SIMPLE COPIE

Comment analyser les croissances parallèles des marchés de la revente de produits de luxe en Chine et en Amérique.

  • The Realreal est une plateforme de vente de produits de mode de seconde main. Elle a été créée à New York en 2011 par Julie Waiwright et est aujourd’hui basée à San Francisco. Waiwright était auparavant CEO de Berkeley Systems et de Reel.com (aujourd’hui disparues).
De la genèse de the Realreal elle déclare “It started like a scrappy start-up in her kitchen and then with just a U-haul”.
Originellement dédiée aux vêtements de luxe pour femmes, the Realreal couvre aujourd’hui l’ensemble de la gamme luxe-fashion. En 2018 Waiwright se vantait de réunir plus de 9 millions de clients sur sa plateforme.
Hors du monde digital, the Realreal a ouvert deux boutiques, l’une à New-York, l’autre à Los Angeles. Des boutiques “millennials-friendly” en ce que leur agencement et décoration sont des appels à la photo Instagram.
Julie Waiwright. Amour, gloire et beauté et sac Vuitton à -50%.
En 2019 les 10 marques les plus populaires sur The RealReal sont: Gucci, Louis Vuitton, Chanel, Prada, Hermès, Fendi, Dior, Valentino, Louboutin et Balenciaga.
La domination de Gucci étant déjà acquise sur le marché “brand-new” il est logique de retrouver la marque en tête du classement sur le marché de seconde main. Cette domination s’applique autant à la clientèle féminine que masculine et est avant tout portée par le segment des millennials selon le rapport 2019 publié par the RealReal.
Les items les plus demandés sont les accessoires comme les sacs et ceintures, indiquant par-là même la prévalence d’une économie secondaire de revente de ces items, plus simples à revendre que des vêtements.
Valorisée à un peu plus de 1 milliard de Dollars lors de son entrée en bourse en juin 2019 (levant ainsi 300 millions de Dollars) et ayant aujourd’hui atteint les 2 milliards, la plateforme fonde sa croissance sur l’émergence d’un marché de la mode dit circulaire: une vision du commerce des biens à forte valeur ajoutée qui s’appuie sur l’importance de plus en plus grande des notions de protection de l’environnement.
Dit plus simplement, le marché de seconde main trouve une nouvelle raison-d’être en ce qu’il permet de faire tourner l’économie sans tomber dans la surproduction.
The RealReal est ainsi gagnant sur plusieurs tableaux. Il n’investit pas dans la production des biens qu’il aide à commercialiser et peut se prémunir contre les objections éventuelles que les marques de luxe peuvent avoir contre le marché de seconde main en se targuant d’avoir un impact positif sur l’environnement. Ajoutons d’ailleurs que la protection de l’environnement est un thème particulièrement consensuel chez les millennials qui représentent le cœur de cible de the RealReal.
Cet aspect positif sur l’environnement a reçu l’approbation implicite d’Accenture via son rapport "The Future of Circular Fashion: Assessing the Viability of Circular Business Models" ainsi que par l’ONG Fashion For Good.
Ces deux soutiens indirects sont un atout pour the RealReal dès lors que des marques telles que Chanel ont entamé des poursuites judiciaires contre elle pour contrefaçon. La contrefaçon reste en effet un poison pour les marques de luxe, que le marché de seconde main soit régulé ou non.
En novembre de cette année le cours de l’action RealReal a chuté de plus de 7% après que le news network américain CNBC ait publié une enquête mettant en cause à la fois la qualité des items vendus sur la plateforme mais également la faiblesse de la lutte contre la contrefaçon de la part de the RealReal.
La plainte que Chanel a déposée auprès d’une juridiction new-yorkaise indique que “à travers ses pratiques publicitaires et commerciales, [the Realreal] a tenté de tromper les consommateurs et de leur faire croire qu’elle a reçu une approbation ou une forme d’association de la part de Chanel ou que l’ensemble des produits estampillés Chanel vendus sur la plateforme sont authentiques.”
Cette plainte, si elle vise bien entendu à protéger la marque de la contrefaçon, laisse également penser que les grands groupes de luxe ont bien saisi l’importance du marché de seconde main et ne comptent pas le laisser se développer sans avoir leur mot à dire.
Selon un rapport de Bain & Company ce marché représente 25 milliards de Dollars et surpassera le marché primaire en 2028.

SUR LE VERSANT ORIENTAL, UN CONCURRENT SE DRESSE

  • Fondée à Beijing en 2015, Plum (en chinois “Hong Bu Lin” (红布林) “la plume rouge”, la couleur rouge évoquant festivité et succès), est elle aussi une plateforme spécialisée dans la revente d’articles de luxe.
De 2015 à aujourd’hui, Plum a levé 49,8 millions de Dollars. Sa dernière levée en septembre 2019 représente environ la moitié de cette somme. Un premier indice quant à la confiance que les acteurs du marché placent dans le futur de cette startup.
Ses fonctionnalités se rapprochent de celles proposées par the Realreal mais elles sont évidement mieux adaptées à l’écosystème digital chinois, tout particulièrement à l’usage sur smartphone. Comme sur the RealReal, l’utilisateur peut filmer, vendre, acheter et consigner ses produits et recevoir l’aide d’un service client.

DES AMBITIONS QUI DÉPASSENT CELLES DE THE REALREAL

A l’approche de la fin de l’année, Plum a réalisé une collaboration avec le libraire chinois Sisyph, un partenaire éloigné du monde de la mode. Le credo de Sisyph étant de “promouvoir la lecture pour les masses” et de “participer à la création d’une vie culturelle riche” selon une formulation typiquement chinoise.
Mais comme Plum, Sisyph cible la clientèle des millennials soucieux de qualité, à l’affût des nouveautés et des bonnes affaires.
Leur partenariat se présente sous la forme d’un pack comprenant des cartes cadeaux offrants divers avantages dans leurs boutiques respectives ainsi que divers goodies. Il est mis en vente via le mini-program Plum sur Wechat et a déjà rencontré un grand succès.
Plum X Sisyph.
Avec des fonds bien inférieurs aux 300 millions de Dollars de the Realreal, Plum parvient non seulement à devenir le leader de son marché au niveau national, mais également à transformer la vision que les consommateurs chinois ont de l’achat de biens de luxe de seconde main.

 LE MARCHÉ DE SECONDE MAIN EN CHINE

Le luxe s’étant démocratisé à un rythme très rapide en Chine, sa consommation est devenue un marqueur social important auprès de la classe moyenne. Il est vécu comme crucial pour beaucoup de consommer des produits de luxe avant de se poser la question de la différentiation.
Autrement dit, la part des dépenses de luxe dans le panier des consommateurs augmente, en particulier celui des femmes, à un rythme supérieur à celui de l’augmentation des revenus. Le consommateur chinois de produits de luxe devient donc à la fois plus avide et plus “price-sensitive”.
C’est ici qu’intervient le marché de seconde main en Chine. Victimes de leur succès, les marques de luxe font face à une demande extrêmement forte dont aucune pénurie organisée ne saurait stopper les ardeurs. Neuf ou d’occasion, il faut acheter.
Ainsi la rareté sur laquelle repose le modèle économique du luxe devient en Chine comme ailleurs la cause principal de la formation d’un marché de seconde main.
On constate aujourd’hui que l’importance de ce marché de la revente impacte négativement à la fois les chiffres de ventes des grandes marques de luxe mais aussi le prix des produits en magasin.
Cela s’ajoute à un contexte où l’économie du “partage” est en pleine expansion. Les institutions économiques chinoises l’estimaient en 2018 à 439 milliards de Dollars. Une valeur qui devrait augmenter de 30% dans les deux années à venir.
Plum n’est d’ailleurs évidement pas la seule entreprise à occuper ce créneau. Citons aussi YCloset, qui permet pour 500 Yuans par mois de louer vêtements et accessoires de luxe.

 LA PLACE PARTICULIÈRE DE LA COPIE DANS LA CULTURE CHINOISE

 Tout au long du moyen-âge, l’artisanat européen reposa principalement sur la copie. Les apprentis artisans, peu importe le métier, se devaient de suivre les méthodes utilisées avant eux et en dévier constituait une faute. Le terme “chef-d’œuvre” par exemple désignait originellement la pièce qu’un apprenti devait réaliser pour obtenir le droit de passer au rang supérieur. Cette pièce était jugée selon sa conformité avec les canons du métier.
Innovation et copie furent donc deux concepts antinomiques pendant cette période de l’Histoire européenne.
La Chine connue elle aussi une longue période d’immobilisme dont elle fut sortie de force par l'invasion et la domination européenne.
Dominée par les puissances étrangères au XIXe siècle, la Chine fut obligée de se consacrer à la copie pour s’approprier les techniques supérieures des européens. La copie devint le premier pas sur le chemin de l’innovation.
Mais cela se justifie alors par un contexte particulier. Qu’en est-il des éléments culturels profonds? Quand l’acte de copier est-il synonyme d’innovation et non d’immobilisme?

  A gauche « Le semeur », Millet 1850. A droite « Le semeur », Van Gogh 1890. Le succès du copieur dépasse celui de son modèle.
En 1860 Beijing, Shanghai et d’autres villes sont occupées par les puissances étrangères. Les contacts avec les étrangers et leurs idées se multiplient, ce qui modifie lentement la vision que la Chine a du monde.
Pour les conservateurs confucéens de l’époque cette épreuve ne pouvait être surmontée que par le renforcement des valeurs traditionnelles. Selon eux les évolutions institutionnelles et techniques étaient au mieux inutiles. Le salut viendrait de l’apparition de nouveaux chefs pénétrés de ces valeurs traditionnelles.
De nombreux réformateurs partisans de la copie, souvent des militaires, apparaissent cependant. En effet les militaires ont été parmi les premiers à prendre conscience de l’écart technologique dramatique qui séparait alors la Chine de ses rivaux.
 Cette période historique apporte un éclairage en profondeur sur les questions de copie et d'innovation car la lutte de pouvoir entre réformateurs et conservateurs fut aussi une lutte rhétorique.
Chacun des deux camps, composés surtout de lettrés, dût développer et formaliser son discours pour le faire triompher, nous offrant ainsi une plongée rare dans la mentalité chinoise.
De la masse considérable de textes produits, en voici quelques-uns des plus parlants.
Xue Fucheng (1838 – 1894) lettré, avocat influent des réformes, déclare dans son ouvrage “Suggestions pour les affaires étrangères” :
“C’est la nature du Ciel que dans chaque siècle surviennent de petites transformations et que dans chaque millénaire surviennent de grands changements.”
“Quand les changements sont petits, les règles du monde changent peu, quand les changements sont grands, les règles du monde changent profondément.”
“Quand un sage doit gérer les affaires du monde, tôt ou tard des transformations doivent s’opérer. Qu’il le veuille ou non, le sage en est obligé par les circonstances.”
“Je pense que nous devons changer le présent afin de restaurer le passé, mais aussi changer les systèmes passés pour répondre aux besoins présents.”
 Cette dernière phrase est un exemple type du genre de pensée que l’on ne retrouve nul part ailleurs que dans ce mariage entre la pensée confucéenne et la pensée taoiste qui caractérise la Chine. La fin et les moyens se transforment mutuellement.
Plus loin il ajoute :
“Si l’on copie les méthodes des barbares (des européens) pour transformer la Chine, ne deviendrions-nous pas des barbares?”
Non! Car la science des barbares ne fait qu’utiliser les forces de la nature. Si nous les copions aujourd’hui, qui peut dire que l’on ne les dépassera pas dans cent ans?”
“Si les sages étaient présents aujourd’hui, ils guideraient la modernisation! Apprenons les techniques étrangères et ainsi ce sera la Chine qui transformera les barbares.”
Xue Fucheng trouve donc la justification des transformations que doit entreprendre la Chine dans les traditions et nous donne un premier aperçu d’une vision “chinoise” de la modernisation.
Le célèbre lettré réformateur Kang Youwei (1858 - 1927), dont les tentatives furent bloquées par l’impératrice Cixi, utilisait lui aussi le même genre d’argumentation :
“Les enseignements de Confucius avaient pour but premier de détruire les anciennes coutumes.”
A la même époque, Wang Tao (1828 - 1897), traducteur et éditorialiste politique réformateur estime que :
“Les conservateurs disent que nous devrions garder nos propres lois car c’est la voie des sages. Or ils ne savent pas qu’en réalité la voie des sages s’est toujours adaptée aux besoins du présent.”
Innovation et tradition ne sont donc pas des notion opposées selon ce courant de pensée. Comment cette vision se manifeste-t-elle dans l’économie actuelle?

APPLICATION PRATIQUE DANS LE MONDE DES STARTUPS

 La Chine est devenue au cours des dernières décennies le centre du monde de la copie. Copie des concurrents étrangers mais aussi des concurrents nationaux.
Dans l’univers des startups chinoise il est admis qu’une idée novatrice sera copiée et améliorée par d’autres, avant de revenir sous le contrôle de son créateur si celui-ci est assez malin. Pas plus en Chine qu’ailleurs un entrepreneur n’aime se voir voler son idée mais dans ce cas précis il sait qu’il pourra la retrouver ultérieurement sous une forme encore mieux adaptée au marché. Une idée nouvelle est donc appréciée selon sa capacité à faire gagner un marché et non à le révolutionner.
A l’inverse des façons de faire occidentales où une idée doit être jalousement gardé afin d’être menée à maturité et de rapporter de l’argent. En Chine la praticabilité des idées est testée quasi immédiatement au travers de ce phénomène de copie.
Chaque nouvelle copie innove de façon plus ou moins subtile, plus ou moins efficace, et permet une progression rapide de façon décentralisée. Tout cela sous la pression constante du consommateur chinois qui désire les standards occidentaux à des prix bien inférieurs.
Loin de la disruption vantée dans nos contrées, les chinois pratiquent la copie innovante.
 Orson Welles, F for fake, 1975, ou comment le faussaire devient plus intéressant que son modèle.
Plus d’informations sur Plum et the REALREAL ici.




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